- MINOTAURE (revue surréaliste)
- MINOTAURE (revue surréaliste)MINOTAURE, revue surréalisteCréée en 1933 à Paris, disparue en 1939, la revue Minotaure se proposait de «publier [...] la production d’artistes dont l’œuvre est d’intérêt universel». Son éditeur, Albert Skira, conscient qu’il était alors «impossible d’isoler les arts plastiques de la poésie», s’est attaché, de son premier à son dernier numéro, à cette tentative unique et courageuse de «mise au point de caractère encyclopédique». Aussi a-t-il imposé le modèle d’une revue dont il n’existe, depuis, aucun équivalent. Pourtant, l’époque ne s’y prêtait guère, puisque la menace de guerre, en cette période d’ascension du fascisme et du nazisme, pouvait décourager une entreprise a priori aussi utopique. Les surréalistes y collaborèrent étroitement avec André Masson, Man Ray, Miró, Dali, Magritte, Max Ernst, Marcel Duchamp, qui en dessinèrent les couvertures, de même que Picasso, De Chirico et Matisse, et ils ont donné à cette entreprise éditoriale une impulsion suffisamment forte pour qu’elle domine son temps, au lieu de se contenter de le refléter. Pourtant, contrairement aux revues du mouvement fondé en 1924 par Breton: La Révolution surréaliste (1924-1930) et Le Surréalisme au service de la révolution (1930-1933), Minotaure ne se limite pas au rôle d’instrument idéologique, artistique et politique des surréalistes. En cela, il s’inscrit dans le discours philosophique de toute la modernité, et réactive du même coup l’esprit de la philosophie des Lumières de l’Encyclopédie elle-même. André Breton y donne largement sa contribution, dès le premier numéro, par une grande étude sur Picasso, de même que Paul Eluard, Salvador Dali, Michel Leiris, mais ils voisinent de façon inattendue avec Max Raphaël, qui y consacre une étude au baroque, le critique du cubisme Maurice Raynal, qui s’interroge sur la fonction du nu féminin dans l’art moderne. S’y ajoutent un texte de Maurice Heine sur la dramaturgie de Sade et un autre du docteur Jacques Lacan, un nouveau venu à l’époque, sur le «problème du style des formes paranoïaques de l’expérience» qui, s’il étaye sans le dire les conceptions de Dali, les outrepasse sur le plan scientifique. Pierre Reverdy enfin, dans ce même premier numéro, rappelle les évidences élémentaires de tout art. Chaque livraison de Minotaure procède à un déploiement équivalent de thèmes, de propositions et d’incursions dans les domaines les plus divers, sans jamais verser ni dans l’éclectisme superficiel ni dans le dogmatisme.Minotaure s’ouvre comme un champ d’exploration ethnographique et linguistique, et non seulement pour rendre compte de la mission Dakar-Djibouti en compagnie de Marcel Griaule, mais aussi pour faire part des activités créatrices de la photographie avec Man Ray et Brassaï, de la musique avec Igor Markévitch, des œuvres de médiums avec André Breton et, sous la forme d’une enquête, des énigmes non résolues de la vie quotidienne: «Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie? Jusqu’à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l’impression du fortuit, du nécessaire?» Les articles republiés de Mallarmé sur la mode y intéressent autant les lecteurs que les aperçus de Roger Caillois sur les phénomènes de mimétisme animal ou l’étude de Jacques Delamain sur les oiseaux de nuit. Algernon Charles Swinburne romancier y alterne avec Xavier Forneret, Henri Michaux avec Pierre Jean Jouve, et si les articles de Tériade, co-directeur de la revue avec Skira jusqu’au numéro trois, nous laissent aujourd’hui sur notre soif, ils ne dénaturent pas l’universalité subversive du projet qui fut, à partir de la vision et des prémonitions des poètes et des artistes, de tout donner à voir des singularités du temps, d’en déployer en quelque sorte la carte souterraine. Skira, plus efficacement discret que Tériade, a dû faire preuve de qualités diplomatiques rares pour tenir en équilibre l’influence de personnalités aussi puissantes, aussi exigeantes que, par exemple, Georges Bataille et André Breton. D’âpres, de violentes discussions précédaient l’établissement du sommaire de chaque numéro, mais sans ces discussions, ces disputes qui ne paraissent dérisoires qu’après coup, la revue eût perdu de son punch contemporain et de son impact posthume. Le groupe du Grand Jeu, absent de Minotaure , aurait pu, avec René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, lui adjoindre l’apport d’un plus grand ésotérisme, mais la participation du Collège de sociologie, avec ses trois fondateurs: Georges Bataille, Roger Caillois, Michel Leiris et les collaborateurs de la revue Acéphale , Jean Wahl, Pierre Mabille, Georges Duthuit, André Masson..., a compensé cette limitation. La nécessité de lutter contre le fascisme rapprochait malgré tout ceux qui s’étaient séparés ou malmenés en 1930: Jacques Prévert, co-auteur d’un pamphlet contre Breton, publie un texte sur les terres cuites de Béotie dans le même numéro où Breton lance, à propos du symbolisme, son manifeste: Le Merveilleux contre le Mystère . La peinture surréaliste, qu’étudie Tériade et dont plusieurs textes théoriques de Salvador Dali renouvellent le caractère «provocatoire», s’y diversifie avec les nouveaux apports de Matta, Paalen, Victor Brauner, Dominguez et Ubac. Elle ne souffre nullement de l’ombrage de Cézanne, dont Lionello Venturi étudie les dernières années, moins encore de dessins inédits de Seurat, que présente Pierre Mabille, et des peintures de Cranach, que réétudie Maurice Raynal. L’œuvre de Caspar David Friedrich, celle de Piero di Cosimo sont sauvées de l’oubli dans lequel elles étaient tombées. Et quand, dans le dernier numéro, qui date de mai 1939, André Breton rend compte de son voyage au Mexique, où il a rencontré Trotski et Diego Rivera, dont il célèbre les fresques sur Marx, Engels, Lénine, Trotski, son texte précède un manifeste de la rédaction contre le nationalisme (français) dans l’art: le discours intellectuel s’est entièrement politisé face à l’imminence de la guerre. Magnifiquement illustrée, composée de textes presque toujours splendides, la revue «à tête de bête» — Roger Vitrac en trouva le titre — se présente comme le labyrinthe mental qui conduisait effectivement au Monstre dévorateur, et c’est le surréalisme qui tenait le fil pour s’en évader à temps.
Encyclopédie Universelle. 2012.